CHAPITRE XIII
SUR UN ÉCRAN PORTATIF qu’un assistant de Desiderio lui avait remis, Xavier regarda une portion ovale de la bulle se troubler puis jaunir comme du parchemin. Un sentiment d’horreur l’envahit. Il ignorait les moyens dont disposaient les cuirassés pour faire cela à une telle distance – probablement un laser opérant en fréquence non visible. Dans le colloïde interstitiel, les nanomachines avaient dû griller dès la première seconde sous la morsure du faisceau. Très vite, le matériau souple se gondola. Un instant plus tard, une perforation apparut au centre de l’ovale.
Et l’air commença à fuir.
Ce fut plus long que Xavier ne s’y était attendu. Il y avait des milliards de litres d’air, et le trou ne faisait que quelques mètres carrés. Celui-ci ne s’agrandissait pas : le matériau lui-même avait stoppé la déchirure, ou les nanomachines alentour. Sous la zone lésée, la végétation s’était racornie.
Une minute plus tard, un deuxième trou apparut. Puis un autre.
Une nouvelle onde de panique balaya l’arcologie. Xavier se brancha sur une chaîne de télé interne. Un reportage montrait la police débordée, ne pouvant contenir le raz-de-marée des touristes qui voulaient regagner leur vaisseau. Les premiers actes de violence furent enregistrés.
Bientôt, il y aura des morts. Quand les mercenaires de la KAY vont débarquer au milieu de cette foule en proie à la terreur… ce sera le massacre.
Il se demanda si tout cela en valait la peine. Et, comme une litanie apaisante, il se répéta le nom de celle qu’il aimait. Jana… Jana… Jana… Il se tourna vers Valrin pour lui faire partager l’horreur et la honte qu’il ressentait, mais ce dernier lui renvoya un visage fermé.
Sur un autre canal, une caméra extérieure transmettait le désastre. D’autres trous étaient percés en permanence dans le ballon qui se fripait. Les bourrasques provoquées par la décompression accélérée le faisaient faseyer. Toute la faune devait avoir péri maintenant. Des tombereaux de terre et de fragments végétaux se déversaient dans l’espace, mêlés à l’air qui se transformait en paillettes sous l’effet du vide glacé. Un nuage sombre s’épanouissait autour de l’astéroïde en une corolle qui oblitérait la clarté des étoiles. Au niveau du sol, une poignée de caméras continuaient malgré tout à fonctionner. Xavier crut discerner un pan entier de forêt en train de se détacher lentement – mais l’air sursaturé de débris ne laissait heureusement pas voir grand-chose.
Voilà, c’en est fini de l’arcologie, se dit Xavier, terrifié, la surface de l’astéroïde est rendue à l’espace. Il espérait que Desiderio n’avait pas assisté à la fin de son rêve.
Ce dernier revenait en compagnie d’une escouade de policiers. Ils avaient des cannes permettant de se propulser aisément, mais aussi de repousser d’éventuels émeutiers. Et, à la ceinture, des flécheurs Baz.
Cela signifiait qu’ils allaient devoir emprunter les galeries encombrées par la foule… Xavier comprit pourquoi Desiderio s’était dépouillé de sa veste arborant le blason des cadres supérieurs de l’Eborn. Sur son visage se lisait la honte de fuir ainsi, en catimini, de l’arcologie qu’il avait dirigée pendant tant d’années.
« Nous allons utiliser une capsule de secours qui date de la colonisation alpha d’Ast Faurès, expliqua Desiderio. Lors du nanotissage de la bulle, le tube d’éjection a été bouché en surface, mais la capsule a été conservée et une équipe de maintenance secrète la garde opérationnelle. L’avantage, c’est que ce tube ouvre du côté opposé au spatioport. L’inconvénient, c’est qu’il va falloir attendre que l’ennemi ait débarqué.
— Pourquoi ? » questionna Xavier.
Ce fut Valrin qui répondit :
« Parce que la moitié de leurs effectifs sera alors dans le spatioport. Nous n’aurons à échapper qu’aux deux vaisseaux qui gardent l’entrée à l’autre bout – ce qui nous fera encore gagner de précieuses minutes.
— Exact, confirma Desiderio. Nous avons juste le temps de faire sauter le bouchon rocheux du tube d’éjection. Un missile monté sur le nez de la capsule déchiquettera le matériau de la bulle juste avant notre passage. »
Des hommes s’activant à la surface de l’astéroïde… réfléchit Xavier. Est-ce que ça n’allait pas mettre la puce à l’oreille de leurs agresseurs ?
« De ce côté-là, il n’y a rien à craindre, répondit Desiderio lorsqu’il posa la question. J’ai également fait arrêter tous les agents potentiels de la KAY qui pourraient la renseigner sur mes faits et gestes. Ce qui m’inquiète davantage, ce sont les débris. Notre vitesse d’éjection, même en la ralentissant le plus possible, sera telle qu’il sera impossible d’éviter une collision si un tronc d’arbre arraché à la surface coupe notre trajectoire.
— C’est un risque à courir », affirma Valrin comme pour mettre fin à la discussion.
Xavier ne put s’empêcher de sourire : il lui semblait avoir entendu cette phrase maintes fois.
L’un des policiers détermina un trajet sûr, à l’écart des mouvements de foule les plus importants : les envahisseurs n’avaient pas encore débarqué que l’on organisait déjà des manifestations de protestation contre cette violation du droit. Dans certains secteurs, les alertes de décompression se multipliaient. Les vieux sas de scellement étaient obsolètes, aussi la panique enflait-elle. Beaucoup de résidents avaient déjà enfilé une combinaison d’urgence. Cela ne faciliterait pas les contrôles d’identification de la population par les envahisseurs, réfléchit Xavier. En voulant terroriser les habitants d’Ast Faurès, le capitaine de la flottille avait commis une erreur tactique.
Ils quittèrent le comptoir de l’Eborn par une porte dérobée et se harnachèrent dans une barge de police à turbines qui les attendait. Le véhicule vrombit en avant.
« Il faut agir vite, annonça Desiderio qui ne quittait pas son terminal des yeux. Le premier commando de la KAY est en train de débarquer. »
Xavier tiqua : cela signifiait qu’ils disposaient de vaisseaux extrêmement rapides, peut-être capables d’intercepter les fuyards.
« Où en est le dégagement du tube ? s’enquit Valrin qui avait dû avoir la même pensée.
— Ça ne devrait plus tarder. Trois ou quatre minutes. C’est le temps pour arriver à l’entrée du tube. Le pilote nous y attend.
— Puisque le commando est là, il va sûrement détecter l’explosion en surface, non ? »
Desiderio dut admettre la validité de l’argument. Il entra en communication avec ses artificiers pour leur demander de différer la mise à feu d’un quart d’heure.
« Nous décollerons dès que l’explosion aura libéré le tube. »
Desiderio restait branché sur le canal d’informations interne qui lui fournissait des renseignements sur la progression du commando de la KAY. Celui-ci avait investi le comptoir de l’Eborn et commençait à le fouiller. Ils devaient avoir été mis au courant au sujet de la présence des deux fugitifs dans les locaux : parallèlement au raid militaire, tous les cadres du comptoir avaient reçu des offres d’embauche immédiates de la KAY, avec clauses d’impunité et de protection personnelle. D’ici peu, la tête de Desiderio serait elle aussi mise à prix. Le réseau de surveillance avait été sécurisé, mais, dès que le commando de la KAY aurait circonvenu les défenses informatiques, les caméras intérieures passeraient à leur service et ils n’auraient plus qu’à utiliser un analyseur d’images pour repérer les fuyards. Ce n’était peut-être qu’une question de minutes : jusqu’à présent, le commando s’était montré redoutablement réactif.
Ils furent obligés de contourner une section où une fuite d’air venait d’être détectée. Des gens remontaient en courant le long des parois et, dans leur affolement, coupaient la trajectoire du véhicule de police. Les policiers refoulaient à coups de canne ceux qui s’approchaient trop. L’un d’eux – un homme d’une cinquantaine d’années vêtu d’un costume élégant doublé d’une résille – les injuria et fit mine de s’accrocher, mais le policier lui appliqua l’extrémité de sa canne sur le torse et pressa un bouton. L’homme, choqué, lâcha prise. La turbine arrière de la barge le souffla littéralement, et il disparut très vite de leur champ de vision.
« Ta canne fait aussi fonction de matraque électrique ? voulut savoir Xavier.
— Non, rigola le policier. En impesanteur, ça n’aurait aucune conséquence sauf si on touchait une paroi au même moment – et encore. Cela dit, l’effet est quasiment le même : c’est une piqûre d’un neurotoxique dont l’action est de contracter violemment les muscles. La dose injectée varie en fonction de la durée du contact. »
Il n’avait pas besoin d’être explicite pour faire comprendre qu’à partir d’une certaine dose le résultat pouvait être fatal.
L’air sentait bizarre. Sans doute des compresseurs de secours, au repos depuis longtemps, avaient-ils été mis en marche. Les oreilles de Xavier se mirent à bourdonner. Il dut se presser les narines et souffler jusqu’à ce que cette sensation désagréable disparaisse. La pression elle aussi se modifiait. Il songea à Jana afin de se donner du courage, mais l’image qui s’imposa à son esprit fut Valrin. Jana… Jana, Jana, où es-tu ?
« C’est là », dit enfin Desiderio. Ils se trouvaient dans un vieux quartier faisant alterner conapts et centres commerciaux. Le véhicule de police stoppa devant une boutique condamnée dont la porte portait des scellés municipaux.
Les policiers forcèrent les scellés et s’écartèrent pour laisser passer Desiderio. Valrin le retint par le bras :
« Dis à l’un de tes hommes de me donner son flécheur. »
Desiderio eut un mouvement d’hésitation.
« Dépêche-toi, nous n’avons pas toute la journée.
— Je suppose qu’un brin de confiance est nécessaire, dit l’ex-confidato en ordonnant d’un geste de la main au policier le plus proche de lui donner son pistolet à aiguilles.
— N’en espère pas trop de notre part », fit Valrin avec un grand sourire.
Desiderio ne répondit pas. Lui et ses deux compagnons entrèrent dans une salle sombre qui évoquait un entrepôt désaffecté. Du fond, un homme flotta à leur rencontre. Instinctivement, la main de Valrin se referma sur la crosse du Baz.
« Voici Lance, notre pilote », annonça Desiderio.
Un gars roux et filiforme, les yeux pâles, semblant à peine sorti des tourments de l’adolescence – ce qui ne l’empêchait pas de cumuler de nombreuses heures de vol transorbital non simulées, précisa Desiderio après avoir remarqué la moue sceptique de Valrin.
« Salut la compagnie », dit simplement Lance.
Il les mena par un étroit corridor badigeonné de peinture fluo vers un trou pratiqué dans la paroi. Un sas en plastique avait été installé à l’entrée. Ils entrèrent dans une pièce immaculée où Lance leur distribua à chacun une combinaison une pièce. Xavier déplia la sienne : fine et presque transparente, elle paraissait d’une grande fragilité. Elles étaient interchangeables mais s’adaptèrent automatiquement à leur morphologie.
« Ne vous fiez pas à leur allure, fit Lance, elles sont très sûres. Les packs de survie sont dans la capsule. C’est par là. »
Nouveau sas, en dur cette fois. Dans l’ouverture bâillait la porte de la capsule transorbitale. Une lumière bleuâtre en émanait.
« Tu es sûr que ce n’est pas un monoplace ? » fit Xavier en jetant un œil à l’intérieur.
Lance secoua la tête.
« Normalement, l’habitacle est conçu pour trois personnes, mais j’ai rajouté un siège. On se serrera, voilà tout.
— Pourquoi ne pas utiliser tout simplement l’IA de navigation ? dit Valrin. Tu n’aurais pas à venir et il y aurait assez de place.
— Pour les manœuvres tordues, les IA ne valent pas tripette », lança Lance d’un ton rogue.
Cette réponse parut convenir à Valrin. Ils s’installèrent dans l’espace exigu en tâchant d’ignorer les coups de coude et de genou qu’ils se donnaient mutuellement. L’air sentait le plastique froid. Lance leur indiqua la procédure à suivre pour connecter leur pack à leur combinaison. Celle-ci n’avait pas de casque mais une cagoule transparente nettement moins volumineuse. Le tableau de bord s’alluma au-dessus du siège baquet du pilote : un simple joystick vissé sur une console tactile. Un minuscule écran de contrôle dévidait des gribouillis dansants. Lance déroula un câble et se le ficha dans la nuque : il pilotait via une interface neurale.
Le capitonnage intérieur avait été retiré pour faire place à des racks servant d’étagères, bourrés de rations et de bidons d’eau ; des filets antichute les maintenaient fixés.
« On a besoin d’autant de nourriture ? demanda Xavier.
— On ne sait pas combien de temps on restera dans la ceinture. Et il y aura le trajet jusqu’à la Porte de Vangk, si c’est bien votre destination.
— La ceinture d’astéroïdes, c’est là que nous allons ?
— Vous n’espériez tout de même pas foncer directement vers la Porte de Vangk ? rigola Lance. D’abord cette capsule n’est pas faite pour ça. Et puis on n’aurait pas fait le dixième du trajet que les missiles des cuirassés nous auraient rattrapés. Ils ont aussi des lasers haute fréquence, de quoi nous transformer en pop-corn. Non, aucune chance…
— Alors tu comptes perdre l’ennemi dans la ceinture d’astéroïdes ? Je croyais que ce genre de truc ne fonctionnait que dans les vieux holodramas…
— Vous, vous manquez de foi, rigola à nouveau Lance. En fait, c’est plus compliqué : dans la ceinture…
— Silence, lui intima soudain Desiderio. D’après mon terminal, le capitaine de la flottille a mis notre tête à prix. Ils savent que nous sommes ensemble et que nous essayons de fuir.
— Combien offrent-ils ? demanda automatiquement Lance.
— Dix millions d’équors, plus l’immunité quant aux éventuelles représailles de l’Eborn.
— Ouah… Je me demande si je ne vais pas retourner ma veste, moi aussi. »
Valrin tapota le siège du pilote avec le canon du Baz.
« Mon ami, tu n’aurais jamais l’occasion d’en profiter.
— C’est pas pour en profiter, c’est juste pour le principe, grimaça Lance. Au fait, espérons que les artificiers en surface n’aient pas entendu l’offre de récompense pour votre capture… »
Valrin demanda à Desiderio combien de temps les séparait de l’explosion. Desiderio tapa sur son terminal puis releva la tête.
« J’ai donné l’ordre de la mise à feu. »
Une vibration sourde s’amplifia dans le tube. Puis un sifflement d’air qui s’échappait.
« Calez-vous bien le dos et posez vos mains sur les genoux. C’est parti ! » cria le pilote.
Un chaos absolu présida aux quinze secondes qui suivirent. Le siège de Xavier n’était pas orienté vers la console, et la capsule n’avait pas de fenêtre d’observation par laquelle il aurait pu voir ce qui se déroulait dehors. D’ailleurs, toute son attention était focalisée sur les quatre g qui l’enfonçaient dans son siège – l’embout d’arrivée d’air s’imprimant au fer rouge au bas de son dos, son pouls affolé martelant ses tempes, son cœur près d’exploser… À plusieurs reprises, Lance hurla quelque chose, aussitôt noyé par le rugissement des moteurs de poussée. Puis un crépitement dur transforma l’habitacle en mixeur. Les particules de terre et les résidus d’atmosphère disséminés autour de l’astéroïde… Xavier ferma les yeux, dans l’attente du choc fatal contre un bloc plus gros que les autres.
Et soudain cela s’apaisa. En quelques fractions de seconde, le crépitement avait cessé. Le régime des propulseurs se modifia, et Xavier sentit l’accélération redescendre au niveau plus acceptable de deux g. Lance tira un clavier devant lui et le colla sur son avant-bras par un velcro.
« On est sortis de la zone critique, annonça-t-il inutilement. Direction, un des astéroïdes de la ceinture. Les chocs ont imprimé un mouvement de rotation à la capsule : le temps que j’arrange ça, et Ast Faurès sera bientôt visible… Voilà. Putain, quel carnage… Si on m’avait dit qu’un jour je verrais ça de mes propres yeux… »
La menace d’être abattus par des missiles était plus que jamais présente, mais ce fut le sentiment de soulagement qui l’emporta. Desiderio brancha son terminal portable à la console et demanda la vue arrière. Pendant deux minutes, il ne dit rien. Puis, toujours sans un mot, il passa l’écran à Xavier.
Ast Faurès avait été un joyau vert suspendu dans l’espace. Ce n’était à présent qu’un grain de raisin flétri, nimbé d’un halo saumâtre. La biosphère composite qui avait fait son unicité dans l’univers n’était plus qu’un souvenir en miettes. La traînée de débris s’allongeait avec lenteur le long de l’orbite que décrivait l’astéroïde. La déchirure provoquée par le missile de Lance n’était déjà plus visible, perdue au milieu du désastre général.
Les cuirassés n’étaient pas encore réapparus de derrière l’horizon de l’astéroïde. Mais il était difficile de faire des prédictions sur leur délai de réaction.
Ils arriveront toujours trop tôt, se dit Xavier.
Valrin continuait de fixer Ast Faurès par le terminal de Desiderio.
« Au moins, dit-il, on est sûrs à présent d’une chose : qu’il n’y aura pas de collusion entre l’Eborn et la KAY sur notre dos. »
L’état de grâce de la réussite était terminé. Xavier remarqua les voyants d’alerte qui envahissaient la console de navigation.
« Qu’est-ce que c’est que toutes ces alarmes ?
— Les capteurs de proue dysfonctionnent, répondit Lance. La plupart sont morts, les dérivations automatiques sont inopérantes.
— Je croyais que la capsule avait été maintenue en état ?
— Merde, elle l’était, avant la couche de débris de l’atmosphère ! On a déjà eu une sacrée veine de passer à travers sans être perforés de partout. Ce genre de situation n’est jamais abordé par les simulations d’entraînement… »
Ses doigts voletaient sur sa console. Une à une, les alarmes s’éteignirent.
« On dirait que ça s’arrange ? fit Xavier en se tordant le cou pour voir par-dessus son dossier.
— Vous rigolez ? Rien ne s’arrange. Je me contente de simplifier au maximum tout ce bordel. Cette capsule est d’ores et déjà moins instrumentée que les fers à repasser des temps héroïques de l’Expansion. Bientôt, on volera à vue… Eh, vous voulez bien vous remettre à votre place ? J’ai déjà assez à faire sans avoir à m’occuper de vous ! »
Il s’absorba dans ses réglages. De temps à autre, il pestait quand telle ou telle manipulation aboutissait à une impasse. Les caméras de proue ayant été grillées, il était obligé d’interpoler les caméras latérales bloquées en grand angle et de profiter des oscillations de la capsule.
Valrin et Xavier ignoraient quelle était leur destination exacte, mais ni l’un ni l’autre n’émit de question à ce sujet. La seule qui vaille était celle concernant leurs chances d’échapper à un missile envoyé par un cuirassé. La réponse était : nulles. Xavier regardait tour à tour Valrin, qui ne laissait percer aucune inquiétude, et Desiderio. Ce dernier observait lui aussi Valrin avec une curiosité non dissimulée. Au bout d’un moment, Xavier rit doucement :
« Tu dois te demander comment deux énergumènes tels que nous ont pu troubler l’ordre sacro-saint de deux multimondiales, non ? »
Desiderio hésita, puis :
« Et vous, vous me considérez manifestement comme un de ces fonctionnaires bouffis arrivés par népotisme, qui servent de tampon entre les instances dirigeantes et les populations civiles. Si c’est le cas, vous faites fausse route.
— Raconte », dit simplement Valrin.
Desiderio était né dans les bas-fonds d’une planète rocailleuse tout juste immatriculée, entre une décharge à ciel ouvert et l’unique astroport. Sa mère était morte alors qu’il avait cinq ans ; devenu adulte, il n’avait jamais cherché à savoir de quoi elle avait vécu. À douze ans, il s’était vendu à une bande de trafiquants qui livraient leur drogue dans les faubourgs, à l’ombre des incinérateurs, des entrepôts et des métalleries semi-automatiques géantes. Très vite, sa gouaille et son esprit d’entreprise lui avaient établi une solide réputation ; on l’avait accepté dans des cercles plus huppés. Il avait commencé à se prostituer et, avec l’argent, s’était fait remodeler le visage. Il avait dix-sept ans. Cela lui avait permis de franchir d’autres cercles, jusqu’à attirer l’attention du confidato local de l’Eborn. Celui-ci était devenu son amant et protecteur, l’autorisant à effectuer diverses besognes pour le compte de l’Eborn, du recrutement occulte à des manœuvres de gestion. Après quelques opérations couronnées de succès, un inspecteur de l’Eborn avait voulu en savoir plus sur Desiderio. Craignant d’être évincé, le confidato avait essayé d’assassiner son protégé. Mais aucun contrat passé avec la pègre n’échappait à la vigilance de Desiderio. Ce dernier l’avait annulé et fait savoir au confidato qu’il n’avait qu’une alternative : démissionner en sa faveur ou mourir de façon lente et cruelle. Le confidato avait fait le bon choix – ce qui ne l’avait pas empêché de succomber quelques années plus tard, pour une raison inconnue. Desiderio était devenu l’un des confidatos les plus côtés des mondes de la Ceinture, et comme récompense il avait été invité à visiter Ast Faurès. Il était instantanément tombé amoureux de l’arcologie. Par la suite, il n’avait eu de cesse d’en briguer le poste de confidato. Cela lui avait pris quinze ans, mais il y était parvenu.
« Parvenu est bien le mot qui convient », plaisanta-t-il en guise de conclusion.
En l’entendant raconter son histoire, Xavier n’avait pu s’empêcher de comparer cet homme, mû par l’unique désir de gouverner Ast Faurès, à Valrin. Mais c’était sans commune mesure. La vengeance n’était pas l’unique but de Valrin, elle était son essence même. Sans elle, il n’existait pas. Desiderio, lui, avait survécu à la destruction de son rêve. Il y avait d’autres Ast Faurès à conquérir. Mais il n’y avait qu’une seule KAY à détruire.
Xavier entendit Lance farfouiller dans les racks, en sortir des sachets-repas remplis de pâte de protéines-base verdâtre. Puis :
« Moi, j’ai faim. Quelqu’un d’autre ? »
Enfin les premiers astéroïdes apparurent. La capsule se mit à donner des à-coups : Lance incurvait leur trajectoire. Pendant encore une heure, l’engin modifia plusieurs fois sa course. Après toutes ces heures d’accélération dont son épine dorsale gardait encore un douloureux souvenir, Xavier accueillit le retour à l’impesanteur comme une délivrance.
« Voici notre objectif, indiqua laconiquement le pilote en désignant un corpuscule infime qui se profilait dans la luminosité d’Es Faurèsi.
— Ce caillou ? » s’étonna Valrin.
Lance lança à nouveau son rire franc.
« Oh, c’est un peu plus qu’un caillou, croyez-moi. Celui-ci est notre unique chance d’atteindre la Porte de Vangk. »